Jean-François Cerisier est un enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Poitiers depuis 1999. Il est actuellement directeur du laboratoire Techné et professeur à l’université. Ses recherches portent principalement sur la transition numérique des institutions éducatives, l’appropriation individuelle des technologies numériques, et l’analyse des politiques publiques dans ce domaine. Avec près de 40 ans d’expérience professionnelle dans le numérique éducatif, Jean-François Cerisier a développé une expertise reconnue, qu’il met au service de projets d’évaluation des politiques publiques auprès de différents ministères et instances d’évaluation.
Jean-François Cerisier introduit son propos en partageant sa perplexité par rapport au titre de cette conférence inaugurale : « Le numérique au quotidien en classe, c’est dépréciatif !” est à comprendre au second degré. Bien qu’il soit formulé de manière affirmative et ponctuée d’un point d’exclamation, il mérite d’être interprété comme une question, une invitation à la réflexion. Pour mieux appréhender cette interrogation, il choisit de proposer un titre alternatif qui exprime plus clairement cette nuance : “le numérique au quotidien est-il devenu un nouvel ordinaire scolaire ?”
Il rappelle que son quotidien de chercheur consiste à essayer de comprendre comment on fait entrer des carrés dans des ronds, de quelle manière les acteurs de l’éducation intègrent les outils numériques dans leurs pratiques quotidiennes. Ils s’intéressent particulièrement aux représentations que chacun se fait du numérique, à la façon dont ces représentations influencent les usages réels et constatent régulièrement un écart important entre les intentions et les pratiques effectives, ce qui les amène à questionner les raisons de cette discordance. Leur hypothèse est que les représentations individuelles et collectives du numérique jouent un rôle central dans la façon dont nous le concevons et le mettons en œuvre dans le quotidien de l’expérience scolaire.
Le quotidien numérique en classe
Jean-François Cerisier distingue deux concepts clés : le quotidien qui est la réalité empirique, factuelle, de ce qui se passe jour après jour en classe et la quotidienneté qui caractérise la manière dont cette expérience du quotidien est vécue et interprétée par chacun. La quotidienneté est centrale dans l’élaboration itérative du quotidien, chaque jour influençant la construction du suivant. Henri Lefebvre, sociologue et philosophe français, a brillamment montré dans son ouvrage Critique de la vie quotidienne que les activités apparemment anodines du quotidien révèlent en réalité la structure profonde des choix politiques et sociaux.
De fait, le numérique s’intègre de plus en plus au quotidien de la classe, soulevant de nombreuses questions sur la manière dont cette nouvelle réalité est vécue et interprétée par les différents acteurs, qu’il s’agisse des enseignants ou des élèves. Ce quotidien numérique, loin d’être uniforme, se caractérise par sa diversité et son hétérogénéité, variant d’une classe à l’autre et d’un jour à l’autre, il se compose d’un mélange complexe de sérénité et d’urgence, de structuration et d’improvisation, ainsi que de rituels et d’inventivité. Chaque expérience vécue dans ce cadre numérique est déterminante pour façonner celle du lendemain. Bien que souvent associé à l’idée d’ordinaire et de routine, le quotidien numérique se révèle en réalité bien plus complexe, échappant à toute banalité. L’omniprésence du numérique dans la société impacte directement le fonctionnement des classes, où les pratiques numériques des élèves transforment l’accès à l’information et remettent en question les fondements de la forme scolaire traditionnelle. Cette utilisation du numérique en classe soulève également des questions éthiques et professionnelles pour les enseignants, qui doivent naviguer entre les prescriptions institutionnelles, les réalités du terrain et les besoins spécifiques de leurs élèves. On retrouve dans cette question du quotidien numérique en classe une intersection du familier et de l’étranger, qui est une définition classique du quotidien.
La notion d’ordinaire appliquée au numérique en classe, donne à voir au chercheur que même des activités apparemment banales, comme l’appel des élèves, révèlent en réalité des choix politiques et sociaux profonds. On peut confronter deux visions du quotidien numérique : une vision pessimiste, inspirée par Pierre Bourdieu et Michel Foucault, qui souligne le risque d’aliénation et la domination des institutions, et une vision optimiste, fondée sur les travaux de Michel de Certeau et Pierre Lévy, qui perçoit le numérique comme un outil d’émancipation et de subversion pédagogique, offrant aux enseignants la possibilité de « hacker » le système.
Émancipation et Aliénation
L’omniprésence du numérique à l’école remet en question le rôle de l’enseignant, l’obligeant à une adaptation constante. Confronté aux pratiques numériques des élèves, y compris celles qui restent souvent dissimulées, il doit les intégrer habilement à sa pédagogie.
Trouver un équilibre entre les prescriptions institutionnelles et sa liberté pédagogique est complexe, nécessite une adaptation au contexte spécifique de sa classe et l’utilisation de tactiques pour contourner les contraintes. En outre, l’enseignant doit faire preuve d’éthique professionnelle en créant des expériences d’apprentissage efficaces tout en veillant à utiliser le numérique de manière éthique, responsable et critique, sans nuire aux élèves.
Jean-François Cerisier souligne que le numérique peut être un vecteur d’émancipation pour les enseignants, leur permettant de s’affranchir de certaines contraintes et d’innover pédagogiquement. Il parle de « hackers pédagogiques » et de « subversion pédagogique » pour illustrer cette idée, s’appuyant sur les travaux de Michel de Certeau concernant « L’invention du quotidien » et l’importance du « bricolage » et du « braconnage » pour s’approprier les outils et les normes. Ce phénomène est également observé chez les étudiants, futurs enseignants, qui utilisent les outils numériques pour collaborer et partager des ressources, démontrant ainsi une utilisation collective et émancipatrice du numérique.
Dans le même temps, le chercheur met en garde contre les risques d’aliénation en évoquant notamment l’influence des entreprises du numérique sur les pratiques pédagogiques, la surcharge de travail liée aux systèmes d’information, et le danger d’une individualisation excessive des apprentissages. Il insiste sur la nécessité d’une réflexion éthique quant à l’utilisation du numérique en milieu scolaire, soulignant que l’usage de certains logiciels, tels que les systèmes d’information de gestion de l’éducation et les logiciels d’apprentissage adaptatif, soulève des questions éthiques importantes : risque de surveillance et de contrôle accrus, charge de travail supplémentaire pour les enseignants, fragmentation de l’expérience éducative, accentuation des inégalités, et mise à mal de la logique collective de l’école. De plus, il met en lumière le fossé entre les applications numériques conçues pour l’école et celles utilisées par les élèves dans leur quotidien, souvent perçues comme plus attrayantes et performantes, s’interrogeant sur la capacité de l’école à s’adapter à cette réalité et à offrir des outils numériques réellement stimulants pour les élèves.
Jean-François Cerisier souligne la responsabilité de l’enseignant dans l’utilisation du numérique à l’école, insistant sur l’importance de la liberté pédagogique et de la capacité de l’enseignant à s’approprier les outils numériques pour les aligner avec ses objectifs pédagogiques. Il rappelle que la loi Fillon de 2005 inscrit cette liberté pédagogique dans la législation. Il met également en avant la nécessité pour les enseignants de construire le numérique du quotidien en tirant parti de son potentiel émancipateur tout en évitant les pièges de l’aliénation. Il s’appuie sur les travaux de Guy le Boterf, qui soulignent l’importance du “savoir agir”, du “pouvoir agir” et du “vouloir agir” dans le développement des compétences enseignantes. Ce qui suppose de vraiment former les enseignants, de leur donner les moyens matériels suffisants et un réenchantement du métier si cela est nécessaire.
Un ordinaire qui masque une mutation profonde
L’éducation traverse une mutation profonde, marquée par une redéfinition radicale de l’accès à l’information. La désintermédiation progressive de l’enseignant, autrefois unique détenteur du savoir, bouleverse les rapports traditionnels entre celui-ci et ses élèves. Ces derniers, hyperconnectés, peuvent désormais puiser dans un océan d’informations, débordant largement le cadre scolaire. Cette inflation d’informations, aux formats et contenus multiples, remet en question le modèle éducatif traditionnel, fondé sur une transmission linéaire de savoirs.
La neutralité supposée des technologies numériques est également remise en cause : les outils numériques, par leurs caractéristiques propres, façonnent les apprentissages et les modes de pensée. L’utilisation d’outils numériques modifie les activités d’apprentissage et transforme l’élève. En effet, les choix des entreprises du numérique, guidés par des logiques de marché et de profit, influencent fortement le quotidien numérique des enseignants et des élèves. Ces caractéristiques propres aux services numériques influencent l’apprentissage, (cf les travaux de Daniel Peraya sur la médiation instrumentale), il est crucial d’analyser l’influence des logiciels sur les pratiques pédagogiques.
Face à ces mutations, les enseignants sont confrontés à un défi majeur : accompagner leurs élèves dans cette nouvelle réalité informationnelle, en développant de nouvelles compétences pour les aider à naviguer, évaluer et utiliser de manière critique cette abondance de données.
Le numérique a profondément modifié les pratiques éducatives et le quotidien des élèves et des enseignants. Si l’individualisation des parcours d’apprentissage est une réalité incontournable, il est essentiel de ne pas perdre de vue l’importance de la dimension collective de l’école. Cette conférence a montré que l’avenir de l’école réside dans la capacité à concilier ces deux aspects. L’enseignant, en tant que médiateur, joue un rôle clé dans cette transition : il doit être en mesure de guider les élèves dans l’utilisation des outils numériques tout en favorisant les échanges et les collaborations. La réussite de cette transformation dépendra de notre capacité collective, acteurs de terrain, institutionnels, chercheurs et EdTech, à tirer profit de ce qui est émancipateur en évitant, autant que faire se peut, les aliénations.
Cette synthèse a été rédigée par Stéphanie de Vanssay en association honnête avec l’IA via les outils Dicte.AI, ChatGPT-4o, Perplexity et Gemini