La revue Interfaces Numériques souhaite mobiliser les chercheurs sur les questions que pose l’apparition récurrente de termes liés au « bien-être » et à ses antonymes dans les activités associées au numérique et aux technologies.
Pour le resituer, dans nos sociétés occidentales, le bien-être – dont on sait depuis Tocqueville (1835-1840) qu’il constitue une passion démocratique par excellence – se constitue comme une valeur partagée. Il a suscité nombre de publications et de conférences. Les médias et les supports scientifiques questionnent régulièrement cette thématique, dont les représentations ont évolué au fil du temps et selon les disciplines. La philosophie en a décodé nombre de clés qu’elle livre depuis l’Antiquité en proposant une mosaïque de définitions et de regards, jusqu’à en faire la notion clé d’un des principaux courants historiques de la philosophie politique et morale, à savoir l’utilitarisme (Mill, 1863). La théologie les associe aux fins dernières en tentant d’échapper aux approches descriptives. La psychologie perçoit une dimension positive ou thérapeutique et une réduction du mal-être. Aujourd’hui, une majorité de travaux en sciences humaines et sociales, information communication et éducation distinguent le well-being de l’happiness, le bonheur.
En psychologie, sciences humaines et sociales, dès 1915, il y a plus de 100 ans, Webb évoquait un « hedonic level of affect ». Nombre de travaux ont été publiés. Sonja Lyubomirsky les mobilise pour inviter à ne pas confondre les différentes terminologies liées au champ sémantique du bonheur. Carol Ryff (1984) évoque un « bien être psychologique », eudémonique, associé à la croissance personnelle et au sens à la vie, tandis que Michaël Eysenck, à la suite de Diener (1984), questionne le « bien être subjectif » ou hédonique, basé sur les émotions positives et la satisfaction. Il a d’ailleurs comparé cette adaptation hédonique, comprise comme une poursuite du bonheur, au comportement d’un individu dans une roue de hamster (1984) qui pourrait être rapprochée de conduites observables avec le numérique. Le développement personnel s’empare, avec la psychologie positive, de la sphère culturelle et prend l’allure de programmes personnalisés qui accompagnent le quotidien.
Depuis une « ère numérique » de plus de deux décennies, l’accroissement considérable des moyens informatiques d’organisation, de création, de publication, de partage et d’échanges produit par les technologies laisse espérer une amélioration de notre niveau de bien-être, considéré comme une finalité désirable. L’enrichissement de nos capacités s’avère un processus constant, soutenu par les modalités conviviales, aussi bien des applications bureautiques ou embarquées sur téléphone que du Web et des objets interconnectés.
Plus spécifiquement, le numérique, porteur de promesses, de sollicitations et d’excitations, ne pouvait ignorer le marché du bonheur. L’évolution des interfaces utilisateur, le souci du design, les lignes éditoriales et logiques d’usages (Pignier, 2014), ont pris des directions qui intègrent systématiquement un gain d’agrément ou une limitation de ce qui est désagréable. Ainsi, les dynamiques user-friendly proposent l’automatisation des tâches répétitives. De même, les masques de saisie suppriment la réflexion technique dans la création, le partage de contenus, l’encouragement personnel lié à la facilité d’emploi qu’Hunyadi a nommé « principe de commodité » (2019). L’interface participe d’un bien-être, tel qu’il est perçu par les concepteurs, avant même d’évoquer des fonctionnalités logicielles.
Ces dernières visent globalement à soulager de tâches cognitives et physiques tout en favorisant l’élévation sociale et l’individuation. Outre les programmes informatiques traditionnels, des apps embarquées dans nos téléphones intelligents abordent la gestion du temps, la méditation, la santé, la domotique, etc. Ces applications peuvent être considérées comme associées à une vision du bien-être, sinon du bonheur, dans les productions technologiques. Elles concernent l’ensemble des champs de l’existence en incluant l’éducation, l’apprentissage, les productions bureautiques, graphiques et musicales, les collaborations, les rencontres, et massivement, le divertissement.
Le jeu et ses concrétisations technologiques sont également traversés par la question du bien-être. Wholesome games, cozy games (Waszkiewicz & Bakun, 2020) et empathy games (Pozo, 2018) manifestent l’importance de la bienveillance et du care. Hellblade : Senua’s Sacrifice (Ninja Theory, 2017) traite de la psychose avec un expert médical. Celeste (Maddy Makes Games, 2018) aborde la dépression. Des travaux de recherche-création comme Madame Coquelicot (Marczak, Gibert, 2022), un escape game virtuel dans les EHPAD et Bachelor (Cayatte, Sellier, 2022) traitant du burn-out des étudiants, encouragent à prendre soin de soi et à exprimer un mal-être potentiel. Pour les concepteurs (Genvo, 2020) et les joueurs (Kowert, 2020 ; Giner, 2022), le jeu vidéo suscite des réflexions centrées sur le bien-être et s’appuie sur les principes de la psychologie positive.
De telles approches peuvent prendre des voies détournées et moins explicites. Dans chacun des domaines touchés par l’informatique et l’intelligence artificielle, s’étendent les règnes du plaire et du toucher (Lipovetsky, 2017). Ils se sont insinués peu à peu jusqu’à atteindre une position dominante qui attire d’ailleurs des critiques (Cabanas et Illouz, 2018 ; Sloterdijk, 2011). Les dispositifs et les logiciels qui les animent font, entre autres, reculer les frontières de l’intime et de la vie privée pour favoriser une « institution du soi » (Ehrenberg, 1998) voire « une institutionnalisation de soi » (Gobert, 2022) en ligne dont l’une des vertus serait la satisfaction d’un désir de communication d’image positive.
Il y a donc un enjeu fort à concentrer le regard de la communauté universitaire sur les liens entre les différentes acceptions du bien-être, tant individuel que collectif, qui résulte ou nourrit les pratiques interactives. De la sorte, ce nouveau numéro thématique de la revue Interfaces numériques souhaite interroger les manifestations et les processus émergents dans leur diversité et leurs enjeux sous- jacents. De tels questionnements rassembleront des articles de chercheurs issus de diverses disciplines, ainsi que des praticiens en éducation, art, information, communication, conduite du changement, gestion des transitions, etc.
Pour connaître le calendrier et les modalités de soumission : www.unilim.fr/interfaces-numeriques.