Dans un contexte où les IA sont partout, elles ont pourtant, encore, beaucoup trop de secrets pour nous. Ne pas subir et s’en servir de manière réfléchie et efficiente au service des humains serait tout l’enjeu actuel ; d’autant plus en éducation auprès des jeunes générations qui sont les représentants de notre futur.
Cadres d’actions et rappel historique
Suite au rapport Villani « #AIForHumanity », sorti en 2018, en français « l’IA pour l’humanité », les équipes du Ministère de l’éducation et notamment de la Direction du Numérique pour l’Éducation, ont amorcé le premier partenariat d’innovation Intelligence Artificielle.
« Ce rapport pose un cadre actant que l’IA est déjà présente et de manière exponentielle et qu’il est temps de se poser les bonnes questions car cela va irriguer toute la société », introduit Axel Jean, chef du bureau du soutien à l’innovation numérique et à la recherche appliquée à la Direction du Numérique pour l’Éducation, avec lequel nous avons partagé cet entretien.
Dans la stratégie du numérique pour l’Éducation mise en place pour 4 ans (2023-2027) -Point de situation en novembre 2023 avec Audran Le Baron, directeur de la DNE à écouter dans notre interview ici -, il y a bien entendu un axe fort autour de l’IA qui s’inscrit dans une stratégie nationale IA qui ne concerne pas que le Ministère de l’Éducation, « puisqu’il y a aussi des enjeux de sécurité, par exemple, d’orientation de différents métiers qui émergent auxquels nous devons préparer les jeunes publics, etc », précise Axel Jean.
Enfin, la mise en place de leurs actions s’inscrit également dans le plan européen « Digital Education Action Plan européen (DEAP 2021-2027) » dans lequel l’axe numéro 6 est dédié à l’IA.
« L’axe 6 répond à la question de l’éthique dans les usages de l’IA, ce que l’on peut faire et ce que l’on doit faire », précise Axel Jean.
Comme dans tout sujet d’innovation, il est important avec l’IA de ne pas en rester à ce que peut faire la technologie, mais de ce qu’on doit faire avec elle.
En ce sens, Axel Jean rappelle un fondamental qui est de ne pas utiliser tout le potentiel de la technologie et « de faire n’importe quoi avec », « mais de rester dans un périmètre raisonnable, démocratique, qui soit utile aux citoyens », souligne-t-il.
Il est donc important qu’à l’École, on s’empare de ces sujets.
« Il y a un enjeu colossal d’éducation aux médias et à l’information et d’éducation à l’esprit critique de nos élèves pour qu’ils puissent faire leurs propres choix de citoyens éclairés et pas uniquement de consommateurs».
Place des IA dans l’éducation
Pour lui, c’est le rôle d’une démocratie de réguler l’usage des IA et dans un temps assez court de moins de 5 ans, c’est l’enjeu d’être réactif pour ne pas subir des IA pensées par d’autres.
Il donne l’exemple de l’entreprise qui a créé Tik Tok, venant de Chine et que la Chine vient d’interdire aux moins de 16 ans ; en effet, le gouvernement chinois considère que ce service abrutit sa population… Et en France, les jeunes générations plébiscitent ce réseau social et jusqu’alors, aucune recommandation ou « interdiction » n’a vu le jour.
« Devant tout enjeu disciplinaire, il y a un enjeu d’éducation aux médias pour que ces sujets soient traités à l’école tout de suite et maintenant », argumente Axel Jean.
La déferlante des IA génératives et leurs conséquences
L’arrivée de ChatGPT à la fin d’année 2022 et début d’année 2023 et sa mise à disposition au grand public de manière massive et très rapide fut un phénomène d’ampleur sans précédent.
Pour Axel Jean, « nous avons connu des révolutions industrielles mais celle-ci a une particularité, c’est qu’elle est extrêmement rapide et elle impacte les « cols blancs » ».
Le Ministère de l’Éducation nationale se doit d’accompagner toutes les transformations dont celle-ci. Par exemple, pour ce qui concerne certaines filières, elles doivent naturellement être repensées puisqu’impactées directement par l’arrivée des IA génératives.
« L’entrée en matière des IA génératives se fait souvent sur l’usage que je vais pouvoir en faire en classe et dans ma discipline ; mais avant cela, nous devons avoir à l’esprit l’enjeu de société que nous devons accompagner, former les enseignants, alerter les élèves, etc », explique Axel Jean.
Actuellement, les IA génératives sont très “Californie centrée“.
Dans cette déclaration, il faut comprendre que les entreprises devenues géantes maintenant ont fait des choix très centrés sur leurs utilisateurs, donc plutôt anglo-saxons. Cela interroge sur les ressources qui sont proposées qui font complètement abstractions des minorités et dont les modèles sont issus de la réflexion de « quelques ingénieurs basés en Californie et cette situation doit vraiment nous questionner », souligne Axel Jean.
Et il ajoute : « les IA génératives produisent le plus probable. Il serait bien que la France développe des grands modèles de langage, ce qui est actuellement en cours, dont la base d’entrainement serait sur la base francophone et sur la culture européenne ».
Dans le cadre de la stratégie nationale IA évoquée précédemment, il faut savoir que l’État a engagé 50 millions d’euros pour le développement de modèles de langage entraîné sur une base francophone large et européenne.
Développement de grands modèles de langage base francophone et européenne
Avec les 50 millions d’euros engagés par l’État français pour le développement de deux grands modèles de langage, il faut retenir qu’ils seront entraînés sur une base francophone et européenne et que l’ensemble des algorithmes, des jeux de données et des logiciels seront libres.
« Dans un an environ, ce sont des outils sur lesquels les enseignants pourront s’appuyer en conscience, en toute sécurité et en toute transparence », souligne Axel Jean.
Pour lui, il ne faut pas s’avouer vaincu et même si ChatGPT a pris beaucoup d’avance, « nous ne sommes pas condamnés à subir sans réagir », ajoute-t-il.
Il est évident que les IA génératives ont irrigué tous les pans de la société, y compris l’éducation.
Pour accompagner au changement, c’est un vaste chantier dans lequel s’est lancé le Ministère : la formation à tous les niveaux, « qui est une condition nécessaire, pour que chacun soit en capacité de comprendre de quoi on parle », précise Axel Jean.
Depuis 2018, après le rapport Villani, la DNE a lancé des marchés publics dans le cadre des Partenariats d’Innovation Intelligence Artificielle (P2IA) dont le but était de « faire développer des services basés sur de l’IA d’assistance aux professeurs pour les activités des élèves ».
En résumé, avant l’IA, on cherchait à faire de la différenciation et l’IA permet de tenir cette promesse, de mieux différencier.
« Le point crucial d’équilibre est que l’IA est un simple assistant auprès du professeur ; il n’y a pas de doute sur le fait que l’expert pédagogique, c’est bien le professeur », tient à préciser Axel Jean.
Pour exemple, le professeur de français qui souhaite effectuer un travail de conjugaison sur l’imparfait peut demander à l’IA de créer des exercices avec 4 niveaux différents ; exercices qui seront générés en papier ou en numérique pour les élèves et à partir de données et de sources pour les élèves qui ont été renseignées par l’enseignant.
Ce n’est pas la classe sans le professeur ; c’est le professeur qui dispose d’un service en plus, basé sur de l’IA, dans sa palette d’outils à disposition.
Pour les groupes de besoins, l’assistant IA peut aussi être une aide pour le professeur qui permet de faire des groupes de besoins « dynamiques ». Le principe est qu’après chaque activité, les élèves peuvent bouger dans les groupes de besoins, ce qui est très compliqué à faire au quotidien sans ce type d’outils, car chronophage.
Encore une fois, c’est à l’enseignant de statuer sur la décision finale de tel ou tel groupe de besoins pour un élève. C’est un des points d’honneur que souhaite également pointer Axel Jean dans ces dispositifs : celui de dire que l’IA ne doit être qu’une partie de l’évaluation.
« L’IA ou le numérique ne doivent jamais être 100% de l’évaluation d’un élève », souligne-t-il.
Actuellement, les équipes de la DNE sont donc chargées de faire développer des services qui assistent les enseignants via les P2IA lancées en 2019 pour les classes de cycle 2 en français et en mathématiques.
Depuis le 08 janvier 2024, le Ministère a lancé un nouveau Partenariat d’Innovation en Intelligence Artificielle pour le français, les mathématiques et les langues vivantes pour le cycle 3 et le celui pour le cycle 4 est à la rédaction.
La nouveauté pour cette nouvelle vague de P2IA est la co-construction en classe : « pendant 15 mois, le projet va être testé en vrai dans des classes volontaires ».
« Nous mettons donc l’utilisateur principal, à savoir le professeur, au centre du dispositif, qui pourra faire des retours réguliers sur l’usage de la solution, à la fois à l’entreprise Edtech mais aussi aux chercheurs avec lesquels elle travaille. Ainsi, avec ces retours, nous pourrons décider d’acheter ou pas des licences pour ce service afin de le mettre à disposition gratuitement des enseignants français », explique Axel Jean.
En synthèse, le service proposé avec l’IA générative doit :
- être centré sur l’utilisateur à savoir l’enseignant, qui doit définir son besoin
- laisser le choix au professeur d’utiliser tout ou partie du service et de ses propositions
- proposer pour l’élève une meilleure différenciation
De plus, il est entendu que l’environnement proposé est tout à fait sécurisé et conforme RGPD.
En conclusion, Axel Jean rappelle qu’il y a beaucoup de questionnements et d’angoisses autour du sujet de l’IA et c’est tout à fait normal. Cependant, certains pensent encore que l’IA est une mode et que, comme toutes les modes, elle va passer.
« Mais si ce n’est pas une mode et qu’on reste ancrés dans le XXème siècle, nous aurons perdu 2-3 années extrêmement précieuses pour les jeunes publics, notamment les adolescents entre 14 et 17 ans », rappelle-t-il.
Et il fait allusion notamment aux filières comme la cyber-sécurité et tous les métiers du numérique actuels et à venir pour lesquels nous manquons cruellement de candidats.
« Il y a clairement des enjeux d’orientation et de métiers dont il faut se saisir rapidement à la fois à destination des garçons mais surtout des filles ! »
Comme vous le savez, ces filières ne font pas recettes chez les filles en France et pourtant, il est primordial de mettre en marche le mode « inspiration / motivation » car comme le souligne à juste titre Axel Jean : « sur l’IA, si nous avons autant de filles que de garçons, cela signifie que les modèles qui seront développés, le seront avec les biais des filles et des garçons ; alors que si nous avons plus de garçons dans ces filières, ce qui sera proposé ne sera forcément que majoritairement avec la vision des hommes ».
Et tu te prives alors de 50% de l’intelligence humaine. C’est terrible.
Ce sera le mot de la fin. A méditer et à diffuser largement bien entendu !
Source : image “à la une“ crédit Photo DNE