Nathalie Sayac, Université de Rouen Normandie
Les ministres de l’Éducation nationale se succèdent, mais les évaluations nationales en mathématiques et en Français réalisées en début d’année à différents niveaux de scolarité (CP, CE1, sixième, seconde, 1e année de CAP) se poursuivent. En 2023, elles se déroulent du 11 au 22 septembre et sont même étendues, pour cette rentrée scolaire, à de nouveaux niveaux (CM1, 4e).
Les enjeux restent les mêmes : fournir aux enseignants des repères des acquis de leurs élèves, doter les « pilotes » de proximité d’indicateurs leur permettant d’établir un diagnostic local et d’adapter leur politique éducative et, enfin, disposer d’indicateurs permettant de mesurer, au niveau national, les performances du système éducatif (évolutions temporelles et comparaisons internationales).
Ces évaluations font l’objet de Notes de synthèse publiées par la DEPP, qui mettent en avant les résultats spécifiques de chaque année, mais aussi leur évolution dans le temps. Le CSEN (Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale) produit également des analyses de ces évaluations et propose des pistes de remédiation et des recommandations. Ces résultats sont également médiatisés et génèrent souvent, le temps de leur publication, des débats sur les chaines de télévision ou sur les radios.
Entre septembre et janvier, des écarts entre les résultats des filles et des garçons
Concernant les évaluations de début d’école élémentaire (CP et CE1), un triste constat est établi depuis quelques années : les résultats des filles en mathématiques à la mi-CP (janvier) s’écartent négativement de ceux des garçons alors même que, quelques mois auparavant, ceux de l’évaluation d’entrée au CP (septembre) ne révélaient aucun écart. Ces écarts se poursuivent, de manière encore plus marquée, au début du CE1.
Ce constat récurrent est surprenant car de nombreux travaux (CEDRE, TIMSS) ayant mis en évidence des écarts de performance en mathématiques entre filles et garçons les ont plutôt situés à la fin de l’école élémentaire, qu’au début (seule l’étude Elfe a dernièrement révélé des écarts de performance en mathématiques au CP).
Ce qui interpelle, c’est qu’entre le début de CP (septembre), où aucun écart de résultats entre les filles et les garçons n’est constaté et la mi-CP (janvier), où des écarts apparaissent, seulement quatre mois se sont écoulés. Comment est-il possible qu’en seulement quatre mois de fréquentation d’école élémentaire, les filles aient de moins bonnes performances en mathématiques que les garçons ?
Quelles peuvent être les causes de ces écarts constatés à chaque cohorte d’élèves entrant à l’école élémentaire depuis 2018 ? Et quelles peuvent être les conséquences de leur large diffusion auprès des élèves, des parents et des enseignants car, comme s’interrogeait déjà Charles Hadji en 2020 sur The Conversation, « dans quelle mesure ces évaluations de début d’année peuvent être bénéfiques, pour qui, et de quel point de vue » ?
Pression évaluative et stéréotypes de genre
Pour comprendre ce triste constat, on ne peut se contenter de l’appréhender de manière simpliste car il résulte d’une conjonction de facteurs qui interagissent entre eux à un moment scolaire très spécifique : l’entrée à la « grande école ». Pour le CSEN « c’est bien la scolarisation, et non l’âge, qui cause cet écart », mais qu’y a-t-il derrière cette « scolarisation » et doit-on incriminer une seule cause ?
Plusieurs pistes peuvent être avancées pour comprendre ce décrochage précoce des filles. D’abord, les filles intègreraient plus rapidement que les garçons les codes scolaires de la « grande école » avec cette pression évaluative qui est caractéristique de l’école française. Plus sensibles à cette pression à partir de l’évaluation de mi-CP, elles réussiraient donc moins bien. Cette pression pourrait être plus forte à la mi-CP et au CE1 qu’au début du CP où les enseignants, conscients d’accueillir des « petits de maternelle », seraient plus attentifs à créer un climat d’évaluation non anxiogène.
Par ailleurs, la nature et le protocole de passation sont à questionner dans la mesure où certains exercices proposés dans ces évaluations pourraient également contribuer à angoisser davantage certains élèves du fait de leur caractère inédit à l’école primaire (par exemple, une série de 15 calculs à effectuer en 7 minutes).
Autre piste à considérer : la question de la construction de l’identité genrée des élèves doit également être considérée car, même si elle est d’une grande variabilité selon les élèves et les contextes sociaux et familiaux, on sait que très tôt (vers 2-3 ans), les enfants sont capables de s’identifier en tant que fille ou garçon et que vers 6-7 ans, ils/elles seraient en mesure de reconnaitre le caractère immuable de l’appartenance à un groupe de sexe.
On pourrait donc penser que les filles, conscientes d’appartenir à un groupe qui subit le stéréotype prégnant de prédominance masculine en mathématique, seraient sous la « menace du stéréotype » qui en découle et pourraient ainsi sous-performer aux évaluations de mathématiques à partir de la mi-CP où elles ont toutes au moins 6 ans.
Une troisième piste est enfin à envisager. Dans les années 90, les travaux de Nicole Mosconi et ceux de Marie Duru-Bellat ont montré que les différences de performance entre les filles et les garçons en mathématiques ne pouvaient s’expliquer sans prendre en compte ce qui se passait dans les classes, et notamment la façon dont les enseignants y faisaient vivre les mathématiques. On pourrait donc également supposer que les pratiques des enseignants de CP et de CE1, empreintes inconsciemment de stéréotypes sexués, contribueraient à rendre les filles moins sûres d’elles en mathématiques et donc à les faire moins bien réussir, dès quelques mois d’école élémentaire.
Les effets de communication des résultats des évaluations
Pour tenter d’enrayer ce décrochage précoce des filles, il convient également, au-delà des pistes de compréhension évoquées ci-dessus, de s’intéresser à la communication qui en est faite.
Alors que les constats de prédominance masculine en mathématiques ne font, scientifiquement, pas l’unanimité (une méta-analyse américaine portant sur 242 études publiées entre 1990 et 2007, et concernant 1 286 350 individus a montré que les filles et les garçons avaient des performances similaires en mathématiques), une communication excessive de l’institution scolaire et des médias pourrait s’avérer encore plus préjudiciable à la réussite des filles en mathématiques en posant comme un fait avéré et prouvé que les filles réussiraient moins bien en mathématiques que les garçons dès le plus jeune âge et donc fatalement pour toute leur scolarité.
Un cercle vicieux fatalement défavorable aux filles en mathématiques se développerait alors : plus le stéréotype de suprématie des garçons en mathématiques serait conforté par des résultats à des évaluations standardisées en mathématiques, plus il engendrerait des comportements de menace du stéréotype de la part des filles et des attitudes ou pratiques inégalitaires de la part des enseignants, parents et institutionnels et in fine, aboutirait à des résultats encore plus différenciés entre les filles et les garçons en mathématiques.
Or, les évaluations standardisées ne sont que des photographies des connaissances des élèves prises à un instant T, sous un angle µ. Il serait dommageable, voire fatal, pour la réussite de tous les élèves, de les prendre pour un reflet exact de leurs connaissances.
Nathalie Sayac, Professeure des universités en didactique des mathématiques, directrice de l’Inspe de Normandie Rouen-Le Havre, Université de Rouen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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