Alliant une incisive drôlerie à sa longue réflexion sur les enjeux de la communication et de l’école, Dominique Wolton a prononcé la conférence inaugurale de la dix-huitième édition de Ludovia ce mardi 24 août 2021.
Au cœur de son propos, la distinction de l’information (message) et de la communication (relation), et le constat que l’incommunication est au cœur de toute communication, c’est-à-dire au cœur de toute relation humaine.
Dans la communication, l’autre n’est généralement pas au rendez-vous, et toute communication bute inévitablement sur l’incommunication, que ce soit au niveau personnel, social, politique ou mondial. Dès lors, face à l’incommunication, que faire ? Autrement dit, comment gérer pacifiquement l’altérité ? Comment faire que l’altérité ne soit pas un facteur de guerre ? On peut échouer à négocier et rompre la communication par le retrait, le silence ou la violence, mais on peut aussi s’efforcer à la négociation pour parvenir à la cohabitation.
Pour Dominique Wolton, la réponse ne peut jamais être simplement technique : l’incommunication ne peut pas être réglée par l’information et la technique (l’augmentation des tuyaux, de la vitesse et de l’interactivité numérique), mais par la politique et l’éducation.
A l’ère des réseaux, l’enjeu est de savoir comment faire pour que la communication ne devienne pas un facteur de haine et de savoir comment gérer pacifiquement l’altérité.
Dessin de Caroline Jouneau-Sion – @cjouneau. La question centrale de la communication (T’es où ?) relève de l’affection, non pas des tuyaux.
La communication (relation) a été dévalorisée au cours du XXe siècle, au profit de l’information (message). Au milieu de tout cela se trouvent les tuyaux, c’est-à-dire la technique. Initialement, nombreux et majoritaires ont été ceux ayant considéré que la communication de masse est la condition de la démocratie de masse. Progressivement cependant, les médias de masses ont été assimilés à l’abrutissement de masse et l’informatique connectée s’est vue valorisée comme moyen d’émancipation. Cette révolution technique a comblé un certain vide idéologique, promettant la liberté, la vitesse, l’interactivité et l’individualisation.
Dominique Wolton critique fortement cette idéologie techniciste ambiante, qui s’est développée dans le vide laissé par l’effondrement des idéologies politiques, et contre l’humain. La technique a pris la place de la politique et a entamé la résistance de l’humain. Cette idéologie progressiste et technique est aujourd’hui fortement portée par les agendas des GAFAM, hélas largement hors de toute réglementation.
Elle est encore alimentée par la représentation d’opposition, opérée au XXe siècle, entre la communication et l’information : la communication (relation) a été dévalorisée et l’information (message) survalorisée. Cette croyance moderne au pouvoir libérateur des “bécanes et des tuyaux” tend à masquer la persistance de l’incommunicabilité au cœur de toute communication et ses enjeux fondamentaux pour nos relations. Nous devons reconnaître que ni le volume de communication ni la vitesse ne résoudront la question de l’altérité.
C’est d’ailleurs la leçon de l’Europe, qui offre sans doute le plus magnifique exemple politique depuis le début de l’humanité. L’Europe est l’exemple que l’incommunication est en vérité la condition de la construction de la communication. En dépit de la réalité anthropologique de la défiance mutuelle, et après les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, nous avons décidé de faire l’Europe. L’Europe est en ce sens une immense puissance d’optimisme. De même, et paradoxalement, la force de l’Europe est de s’être fait battre par tous les territoires qu’elle avait colonisés : ayant appris l’intelligence de l’autre (qui nous a battu), elle sait devoir être dans la négociation (est-ce le fait des Américains ou des Chinois ?).
Du reste, un sommet européen montre à quel point il peut y avoir une communauté et une familiarité extraordinaire entre les dirigeants, à force de se voir et de négocier, en dépit de leur altérité et de leurs divergences. Dans un de ses derniers ouvrages, Dominique Wolton développe ces questions : Vive l’incommunication. La victoire de l’Europe (2020).
C’est en cela aussi que les diplomates ont une leçon à nous donner : malgré leur altérité, ils ne rompent pas la négociation en vue d’une cohabitation. Avec eux, il faut admettre que la question centrale c’est l’indépassabilité de l’altérité, qui est une question éminemment compliquée à résoudre.
Face à l’injonction de s’adapter toujours plus aux techniques de la communication numérique, Dominique Wolton reconnaît aux enseignants un pouvoir de résistance, au moins passive. C’est d’abord parce que la relation pédagogique prévaut sur la technique. Mais, c’est aussi parce que l’école, plutôt que de chercher vainement à rattraper un hypothétique retard, doit transmettre le patrimoine de l’humanité.
Seule l’école assure l’interface entre le passé et le présent, et c’est une immense responsabilité qu’il faut célébrer. Dans le même mouvement, l’école doit résister au mythe de la société en direct. Elle doit penser l’après-numérique, en instaurant un temps critique et en interrogeant l’idéologie technique qui annonce le bonheur au bout du tuyau.
Ainsi, la richesse de l’école ce sont les profs, ce ne sont pas les tuyaux !
Résister au mythe de la société en direct, de la société interactive et rapide, c’est ainsi souligner qu’une pensée et une création véritables supposent du temps. C’est réaffirmer que l’humain a plus d’intérêt que la technique, et par la même, retrouver la primauté de la politique. D’une manière plus large, c’est valoriser les intermédiaires : enseignants, journalistes, médecins, représentants politiques, etc.
Résister au mythe de la société en direct et à la survalorisation de la technique et de l’information, c’est poser que les techniques doivent ralentir pour laisser passer l’humain, et c’est comprendre que la communication est fondamentalement politique et humaniste : communiquer, c’est s’efforcer de négocier dans l’altérité pour vivre en paix.
Pour cela, nous avons besoin de l’éducation, où l’essentiel est une affaire de relation, non pas de technique.
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Directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, Dominique Wolton est spécialiste des médias, de l’espace public, de la communication politique, et des rapports entre sciences, techniques et société. Ses recherches contribuent à valoriser une conception de la communication qui privilégie l’homme et la démocratie plutôt que la technique et l’économie. Source Wikipedia.
Article rédigé par François Jourde