Il existe aujourd’hui chez les jeunes différentes pratiques numériques qui coexistent (gamers, youtubeur, e sportif…) et qui développent des codes spécifiques, souvent méconnus par les enseignants. De son côté, l’Éducation nationale promeut une éducation au numérique et des codes de conduite afin de développer des usages responsables.
Comment construire un dialogue entre cette éducation au numérique et la contre-culture digitale afin de s’enrichir mutuellement et mieux accompagner les élèves dans leur construction de leur citoyenneté numérique ?
Récit par Stéphanie de Vanssay à l’issue de la table ronde “culture numérique” du mercredi 21 août 2019 à 14h30 à LUDOVIA#16.
Parmi les intervenants étaient présents Philippe Roederer, IEN de l’académie de Grenoble, Jade Dailly, gameuse (19 ans), élève 1re Bac Pro RPIP option Production Graphique – Lycée Professionnel Stéphane Hessel – Toulouse et David Puzos, chercheur de l’université de Rennes.
Yann Leroux était prévu mais excusé, auteur de « Les jeux vidéo, ça rend pas idiot« .
Une table ronde animé par Nathalie Herr de la DNE.
Parole de gameuse
Jade aujourd’hui lycéenne, a commencé à jouer de façon intense aux jeux vidéo vers 13 ans : Minecraft, Les Sims, PUBG (PlayerUnknown’s Battlegrounds un jeu multijoueur)… Elle a rencontré beaucoup de gens sur des serveurs, on ne fait pas qu’y jouer, on échange aussi.
Quand elle était au collège, elle était modératrice sur Minecraft, c’est-à-dire qu’elle veillait au respect des codes de bonne conduite en ligne conformément au règlement de la plateforme du jeu. Elle avait la responsabilité d’agir en cas de mauvaise ambiance, de dispute, de débordement, de décider éventuellement avec les autres modérateurs d’appliquer des sanctions : bannissements temporaires ou définitifs.
Ce rôle demande des qualités et des compétences : il faut être très présent, patient et attentif. Comme elle était au collège, elle assurait cette fonction essentiellement en soirée. Ses professeurs n’étaient pas informés de cette activité mais ils étaient inquiets de constater son état de fatigue : elle dormait trop peu.
Cette expérience l’a aidée pour le choix de son orientation, elle a acquis des connaissances à propos des ordinateurs et des environnements numériques. Jade a aussi développé, dès le collège, un goût pour le graphisme et elle a commencé à créer des logos pour des youtubeurs. Actuellement dans son cursus en production graphique, elle apprend à réaliser des affiches, à faire de l’infographie… Les qualités de modératrice ne sont pas valorisées au niveau scolaire mais cela lui a permis de développer des compétences méconnues de ses professeurs, très utiles dans le milieu pré-professionnel et dans sa sociabilité.
De la contre-culture à une culture numérique qui n’est plus en marge
Aujourd’hui, 68% des français se disent joueurs de jeux vidéo (Ifop 2018) et on a encore parfois du mal à envisager les possibilités d’amitiés à distance qui peuvent se lier dans ce contexte, pas forcément avec moins d’intensité qu’IRL (In Real Life = dans la vraie vie).
Par ailleurs, à l’Éducation nationale, on parle de formation au numérique, d’usages responsables ou raisonnés, et le ministre publie un vademecum concernant l’interdiction du téléphone portable dans les établissements scolaires…
David Puzos, chercheur, nous rappelle que la contre-culture digitale date du milieu des années 60, au moment où des étudiants critiquent la société, se mobilisent contre la guerre du Vietnam et les inégalités sociales. Par ailleurs les communautés hippies se forment et vont évoluer vers le cyberespace avec agilité et expressivité. Ce sont ces mêmes jeunes qui fonderont la Silicon Valley, comme cela est expliqué dans le fabuleux ouvrage de Fred Turner “Aux sources de l’utopie numérique”.
Que font les enfants et les jeunes sur Internet ? C’est souvent différent de ce que les adultes croient et ça évolue très vite. Les parents sont diversement informés des pratiques de leurs enfants, les enseignants peuvent penser que c’est seulement l’affaire des parents. Or, des pratiques des jeunes pourraient être valorisées et les dérives ne sont pas forcément là où on les imagine d’où l’intérêt de partir de ce qu’ils font vraiment, d’en discuter avec eux, d’être ouverts au dialogue et non jugeants, à priori.
Les étudiants, eux, ont tout un tas de savoirs faire : rédaction, communication, langues étrangères, connaissances techniques d’administration des réseaux… qu’ils développent via leurs pratiques numériques mais cela est souvent ignoré. David Puzos évoque un DU de préparation aux métiers de la médiation numérique où la pédagogie coopérative est particulièrement pertinente pour s’appuyer sur les compétences des étudiants avec une posture d’agilité, de l’expérimentation, du travail en réseaux… Les principaux freins rencontrés sont les représentations négatives d’autres collègues enseignants de l’université et des problématiques administratives pour faire reconnaître l’évaluation par les pairs, par exemple.
En fait, il ne s’agit pas, ou plus, de sous-cultures mais de cultures à part entière, de “en marge” elles deviennent intégrées voire institutionnalisées. On a par exemple le youtubeur “Le Rire Jaune” qui fait a fait une vidéo pour la CNIL sur la protection des données personnelles. De plus, on a vu avec le témoignage de Jade que les communautés en ligne fixent des règles et s’autorégulent avec bon sens… on est loin des zones de non droit souvent décriées !
Et l’école dans tout ça ?
Philippe Roderer, IEN, pose la question de la place du numérique à l’école entre éducation et interdiction. On peut se demander s’il y a une place pour la société dans l’école puisque le numérique irrigue notre société et notre quotidien.
Quelle place pour le numérique à l’école ? Qu’est-ce-que le numérique ? Usages des enseignants, outils scolaires, valeurs, usages des élèves… ? Le système de valeurs porté par Wikipedia est différent de celui porté par l’Encyclopedia Universalis.
Pour Philippe Roderer, le rôle de l’école est de lutter contre les jugements de valeurs, de réfléchir avec sérénité en se situant entre les technophobes et les technoptimistes. Les freins évoqués par les enseignants sont l’équipement et la maintenance mais ce ne sont pas les seuls… Il y a, notamment, la peur de la déshumanisation de la relation pédagogique, alors que le numérique peut au contraire créer du lien.
Certains enseignants perçoivent le numérique comme une question secondaire par rapport aux difficultés en maths et en français, c’est vécu comme étant “à côté” et non comme omniprésent ou englobant. La question interdire ou éduquer est une question de vieux qui ont connu un monde débranché. Cette question n’a plus de sens aujourd’hui, c’est un impératif éducatif. On surestime les dangers et difficultés et en même temps on ne s’en occupe pas vraiment à l’école. Est-ce bien raisonnable ? Aborder ces questions et développer la culture numérique de nos élèves est une urgence citoyenne et pédagogique.
PIX (qui remplace le B2i) et son cadre de référence CRCN devraient permettre de mieux répondre à ces enjeux, tout est prêt, on attend juste que le ministère publie le cadre et les documents d’accompagnement.
Parmi d’innombrables autres projets numériques riches et porteurs pour les élèves, deux sont cités en exemple : “Maux d’hier, mots d’aujourd’hui” qui consiste à rechercher des données à partir des noms des poilus inscrits sur le monument aux morts. Lors de la cérémonie du 11 novembre les élèves peuvent parler de ce qu’ils ont récolté à propos de ces soldats : partage, publication, création de contenus….
Les twittclasses sont aussi de bons moyens de faire de la prévention par une utilisation au long cours en classe, au lieu de se rassurer à bon compte avec une séance déconnectée de la vie de la classe sur les “dangers d’Internet”. L’anecdote de “la bêtise de Charlotte”, où des élèves de maternelle se sont demandés si cet épisode était ou non tweetable, est très parlante.
Favoriser la réussite des élèves, ce n’est pas se focaliser uniquement sur les contenus scolaires mais transmettre des postures, des valeurs, des savoirs-faire transversaux : écoute, partage, empathie… qui sont développés chez les élèves et les enseignants via les projets créés, menés et portés notamment par les collectifs enseignants représentés en force à Ludovia cette année encore. L’éducation au numérique n’est pas une question de croyance personnelle (bien/pas bien), c’est INDISPENSABLE que nous y contribuions tous !
En bonus
Yann Leroux n’a pu être présent pour évoquer son ouvrage passionnant “Les jeux vidéo, ça rend pas idiot !” nous vous proposons en compensation une vidéo où il présente son ouvrage.
Synthèse rédigée par Stéphanie de Vanssay