Sur cette table ronde, les participants ont interrogé l’impact du numérique sur le renouvellement des pratiques pédagogiques et les conditions de ce renouvellement.
Pour évoquer les rapports entre numérique et renouvellement des pratiques, François Bocquet, chargé de la veille et de la prospective au Numerilab à la Direction du Numérique pour l’Education (DNE), a invité le plateau idéal.
Y figuraient d’abord deux enseignants, Marie Soulié pour le collège, professeure de français et chargée de mission à la DANE de Bordeaux et François Jourde, enseignant de philosophie au lycée. Côté « gouvernance », on y trouvait Nathalie Bécoulet, Déléguée Académique pour le numérique éducatif (DANE) de Besançon, et Anne Keller, principale du collège Olympe de Gouge d’Ingwiller. Pour les aspects recherche enfin, Jean-François Cerisier, chercheur en sciences de l’information et de la communication au laboratoire Techné…
En quoi le renouvellement des pratiques est-il rendu possible par le numérique ?
Pour les deux enseignants présents, les outils numériques n’impulsent pas le changement de pratiques pédagogiques mais facilitent la mise en activité des élèves.
Collaborer, annoter, évaluer, différencier devient plus accessible à la fois pour l’enseignant et pour les élèves. Marie Soulié par exemple met à disposition des QR codes qui donnent accès aux plans de travail scannables. Elle pratique ensuite un mode de travail que les anglophones appellent « Bump it up wall » ( http://tablettes-coursdefrancais.eklablog.com/) : après avoir fait elle-même toutes les étapes du travail qu’elle donne aux élèves, elle leur donne à voir un aperçu de ce qui les attend. Cela leur permet de visualiser le point de départ, le point final et les étapes intermédiaires du travail attendu, et d’avoir un dialogue avec l’enseignant pour expliciter, solliciter de l’aide ou faire valider sa production.
Ce mode de travail est tout à fait possible en mode « papier crayon » mais est plus efficace en mode numérique car chacun peut y avoir accès à tout moment et travailler à son propre rythme.
François Jourde utilise le numérique pour pratiquer ce qui ne pouvait pas l’être auparavant : une écriture continuée itérative et collaborative.
Chaque apprenant participe à l’écriture, reçoit des feedbacks de ses pairs ou de l’enseignant d’une manière rapide et explicite, peut ensuite prendre en compte les remarques pour améliorer son travail.
Le numérique rend tout cela fluide et possible. Le tout est de choisir des outils adaptés : des outils qui anonymisent les interventions pour les autres élèves, mais pas pour l’enseignant de façon à libérer la parole tout en maintenant le cadre, permettent l’écriture simultanée, le commentaire écrit ou oral etc.
De manière générale, le numérique rend plus facile une individualisation des stratégies d’apprentissage, entre les modes de transmission de l’information (vidéo, audio, écrit, images, …), les types d’exercices proposés (rédaction, cartes mentales, sketchnotes, réalisation de vidéos… ), le mode de travail, seul et/ou en équipe, les quizz pour s’entraîner, l’erreur qui peut s’effacer, chaque élève, quel que soit son profil cognitif, peut y trouver ses solutions.
A l’heure où, comme le rappelle Nathalie Bécoulet, 150 000 élèves sortent du système scolaire sans qualification, c’est un progrès nécessaire… Jean-François Cerisier va un peu plus loin en ce sens en évoquant les techniques de collectes de traces de l’activité des élèves qui se développent aujourd’hui. Nous devrions bientôt être capables d’en tirer des leçons sur les parcours des élèves et la façon dont ils apprennent.
Mais ces traces doivent faire l’objet d’une réflexion très large à la fois sur leur collecte, comme le suggérait le discours de J.M. Blanquer, mais aussi sur l’usage qu’on en fait. Une des options est l’automatisation complète des parcours d’apprentissage proposés aux élèves. Une autre option est de considérer que ces outils permettent à des humains de prendre des décisions en matière de remédiation ou d’accompagnement. C’est cette dernière qui remporte évidemment la préférence des personnes présentes.
Côté enseignants, le numérique permet également la construction d’un réseau professionnel efficace.
Nathalie Bécoulet, DANE de Besançon, témoigne du dispositif « viens voir ma classe » de son académie : des enseignants mettent à disposition leurs ressources, ouvrent leurs classes à d’autres enseignants qui bénéficient d’ordres de mission pour la visite.
Par ailleurs, le travail des enseignants est de plus en plus adossé à la recherche pour faire un retour réflexif sur les pratiques.
En effet, le renouvellement des pratiques appelle un changement d’outils et il faut en analyser les effets. C’est, à son sens, le travail de la DANE d’accompagner les enseignants dans le choix et la maîtrise des outils, mais aussi dans l’analyse de leurs propres pratiques.
Ce travail des DANE est confirmé par Anne Keller dans le contexte de l’expérimentation BYOD de son établissement. Le BYOD (Bring Your Own Device) c’est l’utilisation des outils numériques des élèves – téléphones, tablettes, ordinateurs portables – plutôt que de les doter en matériel qu’ils n’ont pas choisi. C’est le choix qu’a fait le collège Olympe de Gouge d’Ingwiller en 2017. Ainsi, les élèves ont le droit d’apporter leur propre matériel, et le collège est équipé d’un réseau wifi solide. Ce projet repose sur une démarche d’éducation à l’esprit critique et vise à établir une relation de confiance entre tous les acteurs de l’éducation.
Le collège a choisi de supprimer les manuels scolaires papier mais aussi numériques, et ce sont les enseignants qui conçoivent leur propre environnement d’apprentissage grâce à l’outil numérique. Les élèves conservent le cahier papier pour la trace écrite. Bien sûr, ce dispositif pose la question des droits : droits sur les cours des enseignants, sur les productions des élèves, droits au respect de la vie privée, droit à la protection des données personnelles des différents usagers… La DANE de Strasbourg et la documentaliste ont formé les enseignants et les élèves à ces problématiques.
Dans ce projet encore une fois, le numérique est un moyen et non une fin. C’est l’enseignant qui demande à l’élève de sortir son appareil, sinon il est rangé. Les smartphones permettent de mettre en œuvre une pédagogie différenciée au sein de la classe. Cette démarche a entraîné un changement de posture de l’enseignant qui est plus à côté, accompagnant l’élève lorsqu’il rencontre des difficultés, que face à face.
Cela s’est concrétisé cette année par une demande des enseignants d’obtenir du matériel pour changer la disposition de la salle de classe, la rendre plus flexible.
Mobiliser les cultures et les habiletés des élèves hors pratiques académiques avec leur propre équipement renouvelle-t-il les pratiques ?
Le BYOD dont on parle tant est rarement défini. Pour Jean-François Cerisier, le BYOD désigne l’utilisation d’un équipement dont l’élève est propriétaire, donc pas le cas quand la collectivité l’attribue à un élève. Le fait que le jeune ait choisi et payé son équipement joue beaucoup sur la façon dont il s’en sert ensuite dans les apprentissages, à l’école comme hors de l’école. Respecter le matériel, être disposé à l’utiliser à la maison pour travailler, le travail mené pour l’accompagnement du lycée pilote innovant international (LPII) de Jaunay-Marigny montre que tous ces éléments et plus encore sont modifiés.
Ainsi, la collectivité qui équipait auparavant chaque élève d’une tablette ou d’un ordinateur portable fait désormais le choix d’une aide à l’achat. Cette enquête a révélé un autre aspect intéressant en cette période où on s’interroge sur l’opportunité d’interdire le téléphone portable à l’école. Les chercheurs ont en effet mesuré l’utilisation des équipements par les élèves dans les différentes situations de classe.
Que l’enseignant autorise ou pas l’utilisation des téléphones en classe, les élèves les utilisent, même si c’est un petit peu moins lorsque l’enseignant l’interdit. Mais la plus grande dispersion des usages se fait lorsque l’enseignant l’interdit catégoriquement ou lorsqu’il autorise tous les usages. Dans les contextes ou l’enseignant donne un cadre pédagogique à l’utilisation du portable, les élèves en font un usage essentiellement pédagogique. Ainsi, le cadre régulateur entraîne un usage raisonné des équipements numériques personnels des élèves.
Car l’utilisation pédagogique des outils personnels des élèves présente quelques avantages.
Pour Anne Keller, le BYOD transforme la posture des élèves face à l’information.
Il est vrai que les enseignants se trouvent aujourd’hui dans la position inconfortable de n’être qu’une source d’information parmi les autres, pas la plus fun, pas non plus la plus respectée.
Depuis qu’ils utilisent en classe leurs smartphones, les élèves viennent désormais demander à leurs enseignants de valider la fiabilité de ces informations et de les aider à la traiter. Les profs retrouvent ainsi un rôle d’expert accompagnant les élèves dans la maîtrise de compétences aujourd’hui essentielles. Par ailleurs l’usage du BYOD dans un établissement rend plus fluide le passage de l’école à la maison. Les élèves absents ont une prise directe avec la classe : un usage quotidien d’outils personnels connectés permet au jeune malade de savoir où aller chercher les ressources comme le plan de classe ou les vidéos, voire de travailler à distance sur un espace d’écriture collaborative.
Le BYOD (et plus largement le numérique) est d’ailleurs un outil qui favorise le continuum écoles / familles : outils de lecture à haute voix pour les élèves dont les parents ne maîtrisent pas la lecture, accès aux documents vus en classe, mesure par les enseignants du temps passé par l’élève à faire son travail, ce qui en amène certains à revoir à la baisse les devoirs donnés à la maison.
Le BYOD pose cependant quelques questions essentielles que Marie Soulié ne manque pas de relever. La première est l’équité : la diversité des équipements plus ou moins neufs, plus ou moins performants met en avant les inégalités sociales, sans compter qu’elles sont une difficulté technique supplémentaire pour l’enseignant. Pour Anne Keller, la diversité permet aussi de travailler les notions d’échange et de partage : les élèves doivent prêter leur matériel, travailler avec d’autres sur leur matériel ce qui développe des systèmes d’entraide ensuite en permanence voire sur les réseaux sociaux où des groupes spontanés d’entraide ont vu le jour.
Pour finir, le numérique donne-t-il envie de faire le travail ? En réalité, pour Marie Soulié, c’est le dispositif d’apprentissage mis en place par l’enseignant qui met en appétit : une vidéo, une image qui suscite un questionnement et lui donne ensuite envie de vivre le cours. L’outil numérique facilite aussi la production d’un travail beau et fini. Parfois, les élèves utilisent leurs outils connectés pour vérifier ce que dit l’enseignant. Cela amène des discussions intéressantes et de nature à favoriser un apprentissage durable.
Être prof, c’est créer l’activité de l’élève, dit Jean-François Cerisier.
Ce dernier clôt la table-ronde par une mise en perspective autour de trois aspects.
D’abord, cette table-ronde est parfaitement corrélée au thème de ce Ludovia qui évoque le rapport entre innovation et institution. L’innovation est « une invention qui a réussi socialement ». Aussi, qui sont les innovateurs et à quelle échelle les pense-t-on ? Comment on passe des spécialistes à la généralisation ? Cela entraîne une réflexion sur les dispositifs mis en place par l’institution : les dispositifs mis en place à une époque répondent-ils aux besoins d’une autre époque ? Le chercheur a l’intuition que tous les dispositifs reposant sur des appels à projets ne permettent pas un passage à l’échelle puisqu’ils répondent à un besoin ancien, localisé.
Deuxième aspect, le cadre. L’innovation nécessite des précautions. On peut innover avec des résultats négatifs, dangereux, inutiles. Pour être utile, il faut innover avec un cap, un horizon à atteindre. Or, souvent, les acteurs de terrains ne savent pas où l’institution veut aller. Doit-on alors bouger dans le cadre, ou faire bouger le cadre ? Doit-on faire bouger les institutions ou inciter l’institution à fixer un horizon suffisamment visible pour constituer un cadre d’innovation ? C’est la question de l’articulation entre l’ingénierie éducative et le cadre politique.
Enfin, un aspect n’a pas été évoqué par cette table-ronde, c’est l’aspect social. Dans l’enquête menée il y a dix ans, le terme « numérique » et les concepts associés apparaissaient dans les représentations des élèves. Dans l’enquête menée récemment, il n’apparaît jamais. Cela montre que le numérique est devenu un fait multidimensionnel, ce que Marcel Mausse appelle un fait social total. Lorsque l’élève arrive à l’école, il arrive avec son smartphone et tout ce qui vient avec de culture, d’identité… Le smartphone rend palpable la continuité dans l’espace-temps de la personne de l’élève.
Retrouvez l’intégralité de la table ronde ici :
Synthèse : Caroline Jouneau-Sion
Dessins & illustrations : @CIRE