Conférence à 2 voix avec Françoise Cros, professeure des universités honoraire au Centre de Recherche sur la formation (CRF) au CNAM, et André Tricot, professeur de psychologie et chercheur à l’Université de Toulouse.
Cette synthèse mêle les interventions des deux intervenants avec quelques réflexions faites en ligne par les auditeurs durant la conférence.
L’innovation pédagogique : une façon nouvelle d’enseigner, de faire apprendre
De quoi parle-t-on quand on parle d’innovation en éducation ? Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. L’innovation est un objet indéfinissable même pour Françoise Cros, spécialiste en innovation en éducation. Elle interroge le terme « innovation » : les « pédagogies innovantes » sont-elles vraiment nouvelles ?
L’innovation c’est du nouveau… mais du nouveau pour qui, par rapport à quoi ? Est-ce fondamentalement du nouveau ?
Utiliser du numérique c’est nouveau mais cela n’implique pas l’innovation, et par ailleurs on a tendance à présenter comme « nouvelles » des idées anciennes, déjà mises en oeuvre autrefois (enseignement mutuel, pédagogie Freinet…) mais qui ne sont pas massivement utilisées, donc atypique, et remise à l’honneur parce que renouvelée dans leur forme et/ou dans leur utilité : par exemple apprendre à coopérer est particulièrement pertinent dans une société où le numérique permet de nouvelles formes de travail commun.
Innove-t-on parce que l’environnement a changé, pour être plus efficient et, par exemple, enseigner plus de choses en moins de temps ? En médecine, les contenus sont de plus en plus conséquents et on ne peut indéfiniment allonger le temps des études. Mais on peut aussi innover sans qu’il y ait de problème à résoudre, juste pour enseigner mieux. L’aspiration à changer pour essayer de mieux faire repose souvent sur des valeurs, une vision de l’enseignement, une envie de progresser professionnellement.
Quelles en sont les limites ?
Les idées générales sont parfois efficaces, parfois non : apprendre en jouant, apprendre en coopérant ou apprendre par la découverte ne sont en soi pas de mauvaises idées mais elles sont trop générales pour être suffisantes. Il faut déterminer et respecter les conditions nécessaires d’efficacité.
Une innovation efficace est souvent locale, elle répond à une problématique spécifique et la connaitre ne suffit pas à pouvoir la transférer ailleurs. Nous sommes forts pour partager les connaissances, mais pas directement les solutions qui se construisent de façon spécifique et ne peuvent pas être les mêmes partout. Elles sont forcément très liées au contexte : élèves, enseignant, lieu…
La transmission de solutions n’est pas directe mais peut se faire se faire par inspirations : savoir ce que d’autres font (tous niveaux, toutes disciplines, voire autre métier) peut inspirer des solutions nouvelles, créatives… et adaptées à un autre contexte !
L’idéal serait de tenir une position ouverte où on ne renie pas l’existant, sans pour autant renoncer à tester le nouveau.
Que faire de la littérature « grise » (les témoignages d’enseignants / littérature scientifique) où les innovateurs se déclarent très satisfaits de leurs expérimentations ? Ils disent toujours que leur innovation est positive, elle apporte a minima de la satisfaction aux innovateurs et donc un “effet-maitre” positif pour les élèves. Mais qu’en est-il de l’efficacité sur leurs résultats ?
En même temps, les évaluations scientifiques objectives ont le défaut d’évaluer avec des critères anciens des choses nouvelles. En effet, bien souvent, l’efficacité de l’innovation est prouvée ou non avec des critères concernant la méthode « classique » sans montrer ce que ça apporte de plus, de différent. Il faudrait aussi innover en évaluation pour évaluer l’innovation !
Que devient une innovation ?
Il y a 3 cas de figures :
➢ La disparition -> le porteur de l’innovation est parti et l’innovation s’arrête
➢ L’enkystement -> l’innovation est devenue la routine de ceux qui la mène dans leur coin sans effet sur les autres acteurs
➢ L’institutionnalisation -> elle est adoptée, devient une évidence (exemple la classe en fonction de l’âge avec un professeur) et n’est donc plus une innovation
L’institutionnalisation suppose que l’ensemble de la société, ou au moins une grande majorité, ait totalement accepté l’innovation. Tant que la société n’est pas prête, l’institutionnalisation ne se fait pas (l’usage du téléphone portable à l’école par exemple).
L’innovation se transfère par valorisation communication et évaluation. Lorsqu’elle est valorisée d’abord (par les Cardie, les assos, les pairs…), parce que cela donne des idées les innovations qui en découlent sont aussi toutes innovantes parce que toujours un peu différentes de la première. L’innovation est une pratique sociale qui a besoin d’être valorisée et reconnue par les collectifs enseignants, par l’institution… Pour gagner du terrain, elle doit sortir de cadres et équipes restreintes, doit convaincre, ne pas devenir routinière, et être acceptée de tous. Ces conditions étant rarement réunies, il est extrêmement difficile de valoriser l’innovation, de la légitimer. C’est pourquoi elle a besoin de communication, d’influence sociale, de négociations, de rapports de pouvoir, d’autant qu’elle gène et perturbe.
Freins et leviers à l’innovation
Innover en éducation c’est :
➢ accepter les tentatives
➢ ne pas blâmer les personnes non impliquées
➢ s’interroger sur la pertinence de ses choix
➢ temporiser son enthousiasme, garder du recul
Faire au mieux …
Une innovation doit être utile, efficace et acceptable pour être adoptée, elle se heurte parfois à des représentations culturelles, sociales qu’il faut prendre en compte. S’il n’y a pas d’appropriation une innovation est inutile même si elle est appuyée sur des connaissances et efficaces. Les facteurs humains et environnementaux et l’appropriation sociale rendent sa diffusion extrêmement volatile.
Pour une innovation réussie il y a des personnes très importantes : le chef d’établissement, les inspecteurs et aussi les syndicats. Ils peuvent faciliter, encourager, soutenir, ou freiner, bloquer, inhiber.
Le chef d’établissement a un rôle fondamental dans l’installation des innovations. L’innovation perturbe mais les résistances sont souvent légitimes.
les opposants aux innovations dans les établissements sont intéressants car ils soulèvent des points à renforcer et éclaircir. Le chef d’établissement a un rôle central très important pour le développement et la pérennisation des innovations. Écouter les opposants, les pousser à s’exprimer est aidant pour les innovateurs.
« De l’utilité des bougons », comme le dit @mlebrun2.
Quelle est la recette miracle pour des innovations réussies ?
Probablement confronter des envies, des contradictions, des chefs d’établissements impliqués, des décisionnaires à l’écoute, une acceptation de l’autre quel qu’il soit, pour qu’il y ait innovation et qu’elle perdure dans un établissement, il faut une salle des profs qui soit un laboratoire d’idées, des désaccords qui s’expriment, un chef d’établissement favorable.
Une innovation réussie suppose d’être pensée en équipe, de compter sur un soutien institutionnel et des moyens, d’être valorisée et critiquée au travers d’échanges et d’être promue auprès de tous les membres de l’institution. Informer l’ensemble de la collectivité de l’établissement permet la pérennisation de l’innovation.
André Tricot dit en admettant ne pas avoir de preuve que l’innovation se passe mieux dans les pays où on innove sans communiquer autour. Françoise Cros : peut-être parce que l’affichage sert à déculpabiliser ceux qui ne soutiennent pas vraiment l’innovation de leurs enseignants…
Observatoire européen des innovations éducatives : ils ont remarqué que la centralisation est moins favorable à l’innovation, le poids des parents et leur degré d’implication dans les démarches joue aussi
Et si la réussite de l’innovation dans le système éducatif se transformait en réussite quand l’innovation est facilitée plutôt que désignée, communiquée, valorisée, encensée ? Expérimenter, appliquer plutôt que devoir justifier et convaincre à chaque innovation.
La hiérarchisation des savoirs et leur découpage est un poids qui joue contre le développement des innovations.
Les inspecteurs ont aussi un rôle essentiel : frein ou facilitateur ? Les corps intermédiaires peuvent jouer : les inspecteurs peuvent soutenir, être innovants ou au contraire sanctionner et bloquer.
Françoise souligne le rôle fondamental des syndicats dans le développement de l’innovation (dans un sens ou dans l’autre, selon les syndicats ou même les courants internes).
Stéphanie De Vannsay : @2vanssay
Photos : compte twitter Christophe Batier et compte Twitter Stéphanie De Vanssay