« Nos enfants sauront programmer ou ils seront programmés. »
A 12 ans, j’ai gagné le droit d’avoir un chien à la maison parce que j’ai battu mon père aux échecs lors d’un pari. N’allez pas en déduire que j’étais un enfant prodige, simplement mon père était un joueur encore pire que moi. A 16 ans sont arrivés les premiers ordinateurs qui jouaient aux échecs. Mon père en a acheté un, l’ordinateur le battait toujours. Et moi, il me battait, disons… trop souvent !
J’étais en 1ère, c’est l’âge où on lit Baudelaire et Edgar Poe. Et Edgar Poe a justement écrit une nouvelle fascinante sur le jeu d’échecs, qui s’appelle « le joueur d’échecs de Maelzel », décrivant une sorte d’arnaque aux échecs. Tout le monde connaît cette histoire : il s’agit d’une petite machine, présentée comme un automate joueur d’échecs, dans laquelle est en réalité caché un nain.
La plus extraordinaire invention de l’humanité.
Ce qui rend cette nouvelle très intéressante, c’est que Edgar Poe compare une machine qui joue aux échecs au premier ordinateur. Car le premier ordinateur existait, sous une forme mécanique ! Il avait été inventé et dessiné par l’anglais Babbage. Et la question que pose Edgar Poe, c’est celle-ci : « est-ce plus facile de concevoir une machine qui calcule ou une machine qui sait jouer aux échecs » ? Il répond instantanément, il n’y a pour lui absolument aucun doute, aucune analogie entre la calculette de Babbage et un automate joueur d’échecs : la machine qui joue aux échecs est infiniment plus compliquée à construire. Aux échecs, il n’y a pas de marche déterminée, il y a une part d’incertitude liée à l’adversaire. Pour Poe, une machine qui joue aux échecs est impossible. Je me souviens du texte d’Edgar Poe, parce qu’il m’a marqué : Il est impossible, écrit-il, qu’une telle machine existe et si elle existait, ce serait « la plus extraordinaire invention de l’humanité ».
En Terminale, mon prof de philo en a remis une couche sur la spécificité de l’intelligence humaine, différente « par nature » de celle de l’ordinateur, qui n’est qu’un outil. Et même, pour Descartes, différente aussi « par nature » de celle de l’animal puisque Descartes assimile l’animal à une machine animée qui n’a pas de raison, qui est simplement « programmée » par ses instincts. C’est ainsi que je me retrouvais avec un chien, durement gagné aux échecs, qui me semblait-il, contredisait quotidiennement, à son corps défendant, ce que disait Descartes. Et un ordinateur jouant aux échecs qui contredisait Edgar Poe.
C’est à cette époque que j’ai voulu apprendre à programmer – mon objectif était de comprendre comment cette machine arrivait à jouer correctement aux échecs. Je voulais comprendre où Poe et Descartes, et accessoirement mon prof de philo, s’étaient trompés.
Aujourd’hui, les ordinateurs battent facilement le champion du monde d’échecs sans qu’aucun des programmeurs n’approche, même de loin, le niveau du champion du monde ! Où est l’intelligence, si ce n’est dans la machine ?
La révolution numérique : le moment où l’intelligence passe dans la machine.
Il faut apprendre à lire, écrire, compter et programmer.
Tout ceci se passait dans les années 90. Après, des choses plus ou moins importantes sont arrivées. Les ordinateurs ont multiplié leur puissance de calcul par un facteur 100 000 à 1 000 000 et cela a donné la révolution numérique, au milieu des années 2000. Cela risque de moins vous intéresser mais de mon côté, j’ai fondé une famille, eu 2 enfants – et adopté un nouveau chien. Et en 2005, j’ai créé ma société Speechi dont le but est d’utiliser ces technologies numériques pour améliorer l’école.
Et dès le départ, j’ai été frappé par la quantité des investissements visant à faire utiliser les technologies numériques par les élèves (ordinateurs, tableaux et écrans interactifs, tablettes, classes numériques et autres formations Word…) et par l’absence de formations leur permettant de comprendre comment fonctionnent ces technologies, comment elles ont été conçues, développées.
L’école actuelle tente, avec plus ou moins de succès et pour un coût considérable, d’enseigner les usages de l’informatique aux enfants. Ce faisant, elle fait complètement fausse route. Si on veut donner à nos enfants des moyens d’action, il faut leur enseigner la programmation, pas le maniement de Word. Distribuer des ordinateurs ou des tablettes aux élèves est coûteux et voué à l’échec, de même qu’on ne crée pas un ingénieur mécanicien en formant au permis de conduire.
Pour que les enfants puissent comprendre le monde qui nous entoure, il faut leur apprendre à coder, à développer, connaître les algorithmes – bref étudier non pas les usages de l’informatique mais la programmation elle-même, ce que les américains appellent Computer Science.
La révolution numérique rend les choses plus compliquées. Au moment où l’école a du mal à apprendre à lire, écrire, compter, elle doit en fait apprendre à lire, écrire, compter ET programmer.
Aux Etats-Unis, la programmation informatique est devenue depuis longtemps une matière fondamentale. 90% des étudiants en sciences politiques suivent un cursus avancé de programmation à un très haut niveau, parfois supérieur à l’enseignement dispensé dans nos écoles d’ingénieurs. Il s’agit d’un enseignement de culture générale. Les américains ont compris très tôt qu’elle était indispensable pour comprendre le monde qui nous entoure et y agir, comme l’histoire, la géographie ou le latin.
A chaque époque sa matière. Au Moyen Age, on apprenait le latin qui était la langue de la religion, du droit et de la médecine. A l’âge de la Révolution industrielle, quand les machines ont remplacé les bras humains et les animaux, les mathématiques, les sciences sont devenues l’outil généraliste par excellence pour le développement de nouvelles technologies et de nouvelles machines. Aujourd’hui, à l’âge de la révolution numérique, au moment où les ordinateurs sont en train de remplacer les cerveaux humains, c’est l’informatique qui passe au centre. Il ne s’agit pas de créer une génération d’informaticiens, pas plus qu’il ne s’agissait alors de créer une génération de latinistes ou une génération de mathématiciens. Il s’agit de pouvoir comprendre et décrypter le monde.
Dire qu’il y a révolution numérique, c’est dire ceci : sans connaissance du codage, il est devenu impossible de comprendre le monde qui nous entoure.
L’informatique est devenue une science fondamentale, indispensable à la compréhension des autres sciences.
La deuxième raison, c’est que l’informatique est devenue une science fondamentale, indispensable à la compréhension des autres sciences.
Dans le même temps, la science informatique a pénétré de façon profonde toutes les sciences, de la médecine à la biologie, en passant par la physique et la chimie. Grâce aux techniques statistiques de type « big data », elle est aussi en train de transformer les sciences humaines. C’est aujourd’hui l’outil universel d’exploration du monde.
Le prix Nobel de chimie 2013 est un enfant de la révolution numérique. Pour la toute première fois, ce n’est pas une découverte fondamentale qui est récompensée, mais un programme informatique, un algorithme qui permet à chimiste de simuler de façon précise et hyper rapide des réactions chimiques complexes sur son ordinateur – l’ordinateur remplace pour le chimiste le tube à essai. Le programme lui-même est ancien et remonte aux années 70 mais il était trop lourd pour les ordinateurs des années 70. C’est l’explosion des puissances de calcul, un des aspects de la révolution numérique, qui l’a rendu utile aujourd’hui. L’algorithme remplace le laboratoire et dans les 12 prochains mois, les chimistes auront réalisé plus d’expériences que depuis le début de l’humanité ! Aujourd’hui, le meilleur chimiste n’est plus celui qui regarde son tube à essai changer de couleur, c’est celui qui développe un programme pour tester le plus de réactions intéressantes possibles, le meilleur algorithme aussi pour sélectionner parmi toutes ces simulations celles qui sont les plus intéressantes On voit bien comment l’algorithmie modifie même les sciences les plus fondamentales.
Quelle sont donc les conséquences pour nos enfants et pour l’école ?
Les enfants, comme nous tous, sont entourés de machines programmées et ça ne fait que commencer.
Mais face à ces objets, ils sont dans une position de consommateur passif, pour ne pas dire parfois de proie. Un enfant qui fait une recherche dans Google est vu avant tout une ressource publicitaire par Google. Google cherche à lui servir le meilleur bandeau publicitaire possible et c’est très efficace puisqu’un enfant passe moins d’une minute sur Google avant de cliquer sur une publicité. Un enfant qui joue sur Facebook, n’est qu’une machine humaine, un clavier vivant transmettant à Facebook des données qui vont permettre de le cibler parfaitement, lui et ses « amis ».
Finalement, l’enfant est prisonnier d’interfaces utilisateurs qui ont été conçues par d’autres programmeurs. Il en est esclave. Ces mécanismes, on ne peut les maîtriser que si on les comprend. Et l’enjeu, pour l’école est le suivant : nos enfants sauront-ils programmer ou seront-ils programmés ?
Enseigner la programmation avec des robots
Qu’avons-nous fait ? En septembre 2017, nous avons le premier cursus informatique destiné au collège qui permet d’apprendre l’informatique avec des robots. Ce cursus commence à être diffusé dans l’Education Nationale puisque, depuis quelques mois, l’informatique, au sens de la programmation, est au programme scolaire.
Et, nous allons aussi créer dans les 3 prochaines années 500 écoles de robotique à travers la France.
Qu’essaie-t-on de faire dans nos écoles ?
Qu’enseigne-t-on dans ces écoles de robots ? Deux mots clefs : ludique et concret.
Ludique, parce que les enfants sont ravis de jouer avec ces robots, de les construire, de les faire bouger. Les robots sont munis de capteurs qui leur permettent de prendre en compte leur environnement. Les enfants adorent ça.
Concret, parce que on a essayé de tirer tous nos exemples de l’environnement des enfants de la vie de tous les jours. Les enfants font des voitures intelligentes, des voitures sans pilote, des algorithmes qui empêchent la collision des véhicules, des aspirateurs qui vont dans tous les coins, des robots capables de ramasser un objet et de le ranger. On a aussi pas mal d’exemples sortis de l’observation de la nature. On a conçu tout un cursus sur la marche et finalement les enfants programment au long de ce cursus une cinquantaine de robots qui leur apportent la compréhension des objets connectés et programmés de leur environnement quotidien.
Le but de ces cours n’est pas professionnel.
Lorsque vous inscrivez votre enfant à un cours de piano, le but n’est pas d’en faire un musicien professionnel, mais de développer certaines capacités (artistiques, d’oreille, de lecture de partition). Là, c’est exactement la même chose, on cherche avant tout à lui faire développer trois grandes qualités que permet d’acquérir la compréhension de l’informatique.
La première, c’est la capacité à résoudre des problèmes: les enfants sont devant des briques, des capteurs, des cartes électroniques, des moteurs et ils doivent résoudre un problème par eux-mêmes, penser par eux même pour arriver au résultat.
La deuxième chose c’est la pensée critique. Tout ceux qui ont fait de l’informatique le savent (d’ailleurs même ceux qui n’ont pas fait d’informatique le savent !), un programme ne marche jamais du premier coup. L’enfant se retrouve face à un objet qui devrait marcher mais ne fonctionne pas, et donc il doit critiquer son propre raisonnement. C’est très utile et d’ailleurs c’est d’autant plus utile que l’école française développe peu cette capacité.
Et la troisième chose, c’est la pensée créative. Même un problème très simple en informatique peut être résolu de 500 façons différentes et on voit très bien, très vite comment les enfants développent leur propre style, leur propre capacité à résoudre les problèmes. C’est différent pour chaque enfant.
Un gain culturel
Ce qu’acquièrent finalement les enfants c’est la compréhension intuitive des objets connectés autour d’eux. Un savoir aussi, très rapidement, que leurs parents ne connaissent pas parce que dès les premiers cours les enfants sont capables de comprendre des choses sur les robots qui vont rester très obscures pour les parents. Ce gain, c’est un gain en connaissance, c’est un gain culturel.
J’insiste sur le mot culturel, parce que d’habitude on justifie l’enseignement de l’informatique sous l’angle professionnel. Et il est vrai qu’aujourd’hui un bon informaticien, dans tous les pays du monde, est protégé contre le chômage. Mais on parle là de cours adressés à des enfants qui sont au collège ou au Lycée.
Et l’esprit de l’école française, de l’école de Jules Ferry, n’est pas de considérer que les enfants sont des outils humains que l’on prépare le mieux possible à l’entreprise ou à l’environnement industriel dans lequel ils vont travailler une dizaine d’années plus tard. Le but de l’école, c’est de créer des citoyens libres, indépendants, capables de comprendre le monde, capables si possible d’y avoir un impact pour faire progresser l’ensemble de la société et pour perpétuer la réalité de la démocratie.
C’est pour ça que nous avons appelé nos écoles de robotique Algora. Algo-ra: Algo pour algorithmes et Agora pour la référence en hommage à l’école d’Athènes, à la culture, à la transmission du savoir classique, et à la démocratie.
Il faut faire passer l’informatique au cœur de la cité. La France a beaucoup de retard dans ce domaine : « Un quart de la planète est connecté au Web, seuls ceux qui savent programmer peuvent agir ».
Que pensez-vous de la FIRST LEGO League en France ?
Je serais très curieux de connaître votre réponse
Je ne connaissais pas, je découvre grâce à vous. Cela m’a l’air très impressionnant et évidemment, Lego nous a tous inspirés.